Marche Sensible OPUS 1 - Le saut du Moine
Samedi 15 octobre 2022 matin, au départ de Champagnier
Récit d’une marche sensible, ultra sensible, par Philippe Mouillon, membre du C2D qui a coordonné ce premier Opus.
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Au commencement d’un itinéraire…
Avant toute chose, il semble utile de resituer cette initiative :
Interrogatif sur les difficultés de liaison entre le cœur de la métropole et l’agglomération vizilloise, le groupe du C2D qui travaille sur la Mission Vizille a rencontré Sylvain Laval, Président du SMMAG et Vice Président métropolitain en charge des déplacements.
Riche d'enseignements, ce temps de dialogue très intéressant a été marqué à plusieurs reprises par l'évocation du Saut du moine, de ses difficultés de franchissement et du nombre considérable d’études et de négociations engendrées par ce verrou situé au coeur de problématiques croisées, qu'elles soient géologiques ou industrielles.
Il n'en fallait pas moins pour occasionner une marche sensible destinée à explorer et comprendre In situe les problématiques du site. Une belle occasion de faire converger et de mettre en lien des préoccupations et des méthodes exprimées par des sous-groupes différents du C2D."
Respectivement anthropologue et géographe, Marc Higgin et Sébastian De Pértat, dont les recherches prennent notamment pour terrain d’étude le Saut du Moine, ont été invités à partager leur vision de ce site singulier, son histoire et ce que cela nous raconte de la Métropole telle que nous la connaissons.
La découverte du site va bien au-delà de nos espérances, tant il condense sur quelques hectares la plupart des dynamiques territoriales contemporaines et leurs nombreuses contradictions :
La première image, en quittant le village de Champagnier pour entrer en forêt, est celle d’une nature épanouie sous le soleil d’automne
Le premier constat fut celui de la déprise agricole, lisible dans la résurgence massive des ronces.
Mais cette nature s’est surtout avérée trompeuse dès que nous avons découvert qu’une conduite souterraine de gaz sous pression passait sous les prés occupés par les vaches qui en broutaient l’herbe.
Puis arrivant au lieu-dit du Saut du moine, nous nous sommes retrouvés en surplomb des usines chimiques de Jarrie.
L'anthropologue Marc Higgin et le géographe Sébastien de Pertat, les deux chercheurs invités ont resitué l’histoire de ce complexe industriel créé en 1915 pour fabriquer du gaz de combat, principalement du chlore, en réplique à l’initiative militaire allemande.
Ce site, que nous ne souhaitons par voir habituellement représente un écosystème industriel particulièrement complexe et performant, très mondialisé et créateur de richesses et d’emplois.
Ces usines posent aujourd’hui d’importants risques industriels, mais aucune délocalisation ne semble envisageable, faute de communes ouvertes à une telle implantation. Resterait seulement la délocalisation cynique vers des pays désargentés où l’espace du débat public est suffisamment faible ou encadré militairement. Sans compter le fait que la découverte de nos dépendances économiques, à l’occasion de la crise sanitaire, a rebattu les cartes. L’époque étant désormais aux circuits courts et à l’indépendance...
Le second segment de traversée nous a conduit le long des tuyauteries à ciel ouvert longeant un canal et une voie SNCF
L’occasion de comprendre le lien entre l’histoire du site et la construction du territoire métropolitain
Avant de buter sur le verrou géologique situé au pied du Saut du moine, nous avons aussi constaté les risques importants de chutes de rochers. Marc nous a alors expliqué l’incroyable histoire de ce canal, fondé avant la Révolution française par des investisseurs :
Remarquant que les sols alluvionnaires de la Romanche étaient fertiles, notamment sur le site aujourd’hui dédié à l’implantation chimique, et que ceux du Drac étaient de rendement agricole médiocre (ce qui s’explique géologiquement par la rupture au treizième siècle du barrage naturel situé au voisinage de Bourg d’Oisans qui retenait jusque-là les alluvions des ruisseaux de l’Oisans), de visionnaires entrepreneurs ont acheté les terrains médiocres puis construit un canal conduisant les eaux riches en alluvion pour irriguer et transformer les sols.
L’opération fut un succès. Les terres furent revendues avec de conséquentes plus-value, de même que les droits d’usage de la force motrice du canal furent proposés , moyennant finance, à une grande quantité d’industries, dont la trame d’implantation est encore visible dans le tissu urbain d’aujourd’hui.
Deux siècles plus tard, la Société du canal verse encore des dividendes à ses actionnaires…
La troisième traversée nous a conduit en lisière de la route nationale menant à Vizille.
Cette langue de terre étroite longeant les eaux réunies de la Romanche, du Drac divaguant et du Drac canalisé est utilisée par une unité de production hydro-électrique. On distingue alors l’intrication inouïe des logiques divergentes à l’œuvre sur ce site de quelques hectares :
Surplombé de nombreuses lignes à haute tension, dont un axe d’intérêt national majeur provenant du barrage de Grand-Maison (C’est d’ailleurs depuis ce site de Jarrie que fut expérimenté pour la première fois en 1883 le transport d’électricité par voie aérienne), le site permet également de capter 85% de l’eau potable de la métropole, dans la zone divagante du Drac.
Ces eaux précieuses sont en interface avec les nappes phréatiques sous-jacentes des usines chimiques, ce qui implique une mise à niveau constante des pressions hydrauliques entre les deux bassins pour éviter les transferts polluants.
Mais alors... que nous dit le Saut du Moine de la Métropole ?
L’observation attentive du site du Saut du moine permet de prendre la mesure du "milieu-associé" marqué par un ensemble assez extravagant d’interrelations et de coévolutions dynamiques. Chez Georges Simondon, philosophe des techniques, il y a milieu associé lorsque le milieu géographique d’un système technique devient lui-même un élément fonctionnel de ce système. C'est le cas de l’eau dans une turbine hydroélectrique par exemple. La notion est aujourd’hui étendue à tous les systèmes complexes collaborants.
Ici se trouve résumé les contradictions de notre époque dans lesquelles nos attachements affectifs (par exemple, nos représentations de la nature et de sa préservation) divergent largement de nos dépendances techniques, énergétiques et économiques :
Un métabolisme métropolitain essentiel mais habituellement négligé ou occulté est ici visible, dans un maelstrom de réseaux souterrains, routiers, aériens contradictoires, parfois antagonistes et un empilement d’usages territoriaux allant du rural au forestier, de l’industrie chimique aux ressources hydriques, de l’axe routier à la production électrique...
Apparait également, de manière surprenante la place de l'entreprenariat privé dans le développement et la gestion d'infrastructures vitales et structurantes pour le territoire métropolitain.
Se superpose enfin cette nouvelle préoccupation directement issue de l’actualité récente, qu'est la capacité d’une société démocratique à préserver ces infrastructures sensibles, sans la mise en place d'une surveillance intensive…
Le caractère imbriqué et transversal de toutes problématiques métropolitaines se révèle dans cette expérience sensible qui met en évidence l'impératif d'un traitement croisé des thématiques (qu'il s'agisse de mobilité, d'autonomie territoriale, de préservation de l'environnement ou de l'exploitation et de la préservation de la ressource en eau...). Autant d'éléments qui permettent de saisir davantage les enjeux du territoire métropolitain...
Texte : Philippe Mouillon - Dessins : Emdé
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